XIV
LA MEILLEURE INTENTION

On entendait de grands cris d’horreur et de désespoir, l’entrée du port était remplie de flammes et d’une épaisse fumée noire tourbillonnante. Il n’est pire ennemi que le feu pour le marin. La tempête ou le naufrage vous laissent encore une chance. Mais lorsque le feu lèche les ponts, lorsque tout est goudronné, peint, sec comme de l’amadou, alors, il n’y a plus d’espoir.

Le lieutenant de vaisseau Quantock arracha ses yeux du bâtiment en feu de la Compagnie et cria :

— Qu’allons-nous faire, commandant ?

Il avait perdu sa coiffure, ses cheveux blonds volaient au vent, il semblait totalement hors de lui et n’avait plus rien à voir avec le second de l’Achate, toujours souriant.

Keen s’agrippa à la lisse et se força à regarder en face l’enfer qui lui arrivait dessus. L’Epervier, le corsaire espagnol et pour finir son Achate. Il n’avait plus le temps de lancer une ancre de jet et de se réfugier au fond du port. De toute manière, la plupart des embarcations étaient dehors, en patrouille.

Il sentait le regard de Quantock rivé sur lui, il voyait les marins figés, tétanisés par le danger, incrédules. Pendant un bon moment, ils avaient jubilé de voir le vaisseau de la Compagnie passer sous les canons de la batterie. Et une minute après, l’ennemi était tout près d’eux et s’apprêtait à les faire griller vifs.

Keen reconnaissait trop bien tous ces symptômes. L’hésitation d’abord, puis la panique. On ne peut demander à quiconque et encore moins lui enjoindre de rester là, à attendre de se faire massacrer, comme une bête à l’abattoir.

Grâce au ciel, il avait rappelé aux postes de combat, après que l’aspirant lui eut transmis le message de Bolitho.

— Monsieur Quantock ! Faites charger et mettez bâbord en batterie, sur les deux ponts ! – il lui donna un grand coup sur le bras. Mais remuez-vous donc !

Les sifflets stridulaient de partout, les hommes bondirent de là où ils étaient pour exécuter l’ordre. Les affûts se mirent à grincer sur le pont et dans l’entrepont bâbord, du bord exposé au brûlot, et les pièces se mirent enfin en batterie.

Keen sentait la fumée lui piquer les yeux, il essayait d’estimer la progression de l’autre vaisseau. Ses voiles n’étaient plus que lambeaux calcinés, il ne restait plus du mât de misaine qu’un moignon fumant. Mais le vent était tout ce dont il avait besoin pour atteindre sa victime. Il vit le vaisseau accoster doucement une goélette à hunier mouillée là. Un léger contact et, en quelques secondes, le navire s’embrasa, les hommes de quart au mouillage sautèrent à l’eau.

— Paré, commandant ! annonça Quantock d’une voix désespérée.

Keen se surprit à penser à Bolitho. Où se trouvait-il ? Était-il parti avec l’une des patrouilles pour repousser une nouvelle attaque sur l’une des plages ? Il sentit son estomac se contracter. Et si Bolitho était mort ?

— Dès que parés !

Il se dirigea vers la lisse de dunette et se concentra sur les équipes de pièces, comme s’il allait engager un ennemi en chair et en os.

— Feu !

Dans l’espace confiné du port, le rugissement de la bordée résonna comme le fracas du tonnerre. Keen vit la masse de métal se frayer un passage à raser l’eau, comme une rafale de vent à contre, et sentit le pont se soulever comme s’il voulait se débarrasser de ses entraves pour s’échapper.

Le brûlot trembla, des espars et des fragments divers en flammes tombèrent à l’eau en soulevant de grandes colonnes de vapeur.

— Rechargez ! Parés, les gars !

C’était Mountsteven qui donnait des ordres à ses pièces.

Keen cria :

— Monsieur Rooke ! Envoyez quelques hommes là-haut à asperger les voiles. Et faites mettre les autres le long des passavants !

Le bosco fit signe qu’il avait compris et se précipita en hurlant des ordres. Il savait bien que quelques bailles hissées dans les hautes vergues, ou balancées par-dessus bord pour arroser le rentré, ne serviraient à rien. Autant essayer d’éteindre un feu de forêt en crachant dessus. Mais cela avait le mérite de garder les hommes occupés. Ils n’avaient plus le temps de se laisser aller à la terreur, d’abandonner le navire avant la dernière extrémité et en son ordre.

— Feu !

Keen vit la bordée s’écraser sur le gaillard du vaisseau de la Compagnie, mais le désespoir le reprit lorsque de grandes langues de flammes jaillirent des trous faits par les boulets.

Le maître pilote lui glissa dans un murmure :

— Nous ne pourrons pas l’éviter, commandant.

Keen ne le regarda même pas. Knocker était un homme soigneux, il avait sans doute sorti sa montre de sa boîte pour ne pas la perdre avec le bâtiment.

Il voyait les canonniers, le visage grimaçant, qui s’activaient avec les pousse-bourre et les écouvillons. La fumée, menaçante, s’insinuait entre les haubans et les enfléchures comme si le gréement s’était déjà embrasé.

Il ne pouvait plus rien faire pour sauver son bâtiment. Ce fier vaisseau qui avait vu tant de choses et accompli tant d’exploits. La Vieille-Katie, comme on l’appelait. Et à présent…

Quantock leva son porte-voix :

— Feu !

Tuson, le chirurgien, s’approcha de la descente et Keen lui demanda :

— Voulez-vous que l’on monte vos blessés sur le pont ?

Cette mesure, plus que toute autre, risquait de déclencher la débandade. Les fusiliers de Dewar n’étaient plus là pour faire régner l’ordre. Mais Tuson lui jeta un regard plein de reconnaissance, et Keen se sentit heureux de lui avoir fait cette proposition.

Goddard, un quartier-maître, cria :

— Regardez donc ce qui se passe par là-bas !

Le bâtiment de la Compagnie venait de percuter un autre navire au mouillage, lequel s’était enflammé à son tour ; des étincelles jaillissaient de la cale pour ajouter à l’horreur de la situation.

Mais ce n’était pas cela que Goddard avait vu.

Keen regardait intensément, à s’en faire mal aux yeux. Le Vivace pointait du nez dans la fumée, entre les débris qui tombaient de toute part, vergues brassées serré. Il remontait l’autre vaisseau.

Quantock hurla d’une voix rauque :

— Seigneur tout-puissant ! Il a dû le suivre dans la passe ! Il va brûler d’un instant à l’autre !

Keen arracha une lunette des mains d’un aspirant et la braqua sur le mur de flammes qui avançait à sa rencontre. Dans l’oculaire, le spectacle était encore plus effrayant, Keen sentit sa bouche et sa gorge se dessécher.

Il aperçut la grande carcasse de Tyrrell près de la barre. Il menait son Vivace toujours plus près des bossoirs tribord de l’autre bâtiment. Vu ainsi au milieu de la fumée et des tourbillons de suie, on avait l’impression qu’il ne bougerait pas d’un poil. Les codes battaient au vent, mais ce qui tenait du miracle, c’était de voir que les hommes de Tyrrell trouvaient encore la force de s’activer aux bras et aux drisses.

Keen entendit des cris sur le pont, c’était le premier des blessés que l’on remontait des fonds. Mais il ne détourna pas les yeux du port et du spectacle terrifiant qui s’y déroulait. Il avait l’impression de sentir lui-même la chaleur, et il n’était plus possible de remettre encore l’ordre d’évacuation.

— Les pièces en batterie, monsieur Quantock.

Il s’attendait à entendre un torrent d’insultes à réception d’un ordre aussi absurde, mais au lieu de cela, il perçut le grincement des affûts, le craquement des anspects. Et les dix-huit-livres se retrouvèrent à poste devant leurs sabords.

Un grognement sourd salua la disparition dans la fumée de la flamme frappée au grand mât du Vivace. Quelques secondes encore, et rien au monde ne pourrait l’empêcher de s’enflammer à son tour.

Keen vit les deux bâtiments s’accoster et l’inertie du Vivace, qui portait encore toute sa toile, fit porter légèrement l’autre sous le vent.

L’enseigne de vaisseau Trevenen murmura :

— Le Vivace est en feu, commandant.

Keen voyait les flammes bondir comme de terribles démons, s’élancer d’espar en espar, croissant et grossissant jusqu’à ce que la voile de misaine fût réduite en cendres.

Mais Le Vivace maintenait le cap et poussait toujours la coque plus lourde de l’autre bâtiment. Quelques hommes se tenaient encore au point de contact ; Keen aperçut une grande gerbe : le bâtiment de la Compagnie décaponnait une ancre. Le câble allait sans doute s’enflammer lui aussi, mais, comme les pattes raclaient le fond de l’eau, la silhouette du brûlot commença à s’allonger au fur et à mesure que le câble se tendait.

Le mât d’artimon déjà à moitié détruit et les vergues firent entendre un grand craquement ; des débris calcinés tombèrent le long du bord et Knocker s’écria :

— Il s’est échoué, mon Dieu !

Keen hocha la tête, incapable de dire un mot. Tyrrell connaissait sans doute la configuration du port mieux que quiconque, il avait minuté son plan à la seconde près, si bien que le bâtiment de la Compagnie embrasé s’enfonçait tout seul dans les récifs.

Keen s’entendit dire à voix haute :

— Mettez à l’eau tous les canots disponibles, monsieur Quantock.

Le Vivace s’était transformé en brasier. Il était presque impossible de distinguer les deux bâtiments l’un de l’autre. Tout danger n’était pas écarté, le brûlot pouvait encore se remettre à flot, un fragment embrasé pouvait encore dériver sur l’Achate.

Keen se retourna pour inspecter son bâtiment. Mais, quoi qu’il arrivât maintenant, ils avaient tenu bon, comme Bolitho le leur avait dit. Tous unis.

Ceux qui se trouvaient sur le pont avaient levé les yeux et le regardaient. Avec la fumée, à cause du rationnement de l’eau douce, ils ressemblaient plus à un ramassis de boucaniers en guenilles qu’à l’équipage d’un bâtiment de guerre.

Ils poussaient des cris de joie, brandissaient le poing et faisaient des entrechats comme s’ils venaient de remporter une grande bataille. Keen vit Quantock le regarder, plein d’amertume : les matelots avaient oublié leur défunt commandant pour l’adopter, lui.

Il leur fit un grand sourire, il avait envie de pleurer. Mais il se reprit :

— Rappelez le canot, je vais aller chercher Tyrrell moi-même.

Ils trouvèrent Tyrrell et la plupart des hommes de son maigre équipage accrochés à un espar et à un canot à demi chaviré.

Adam Bolitho était là, lui aussi, à moitié nu, une grande brûlure livide à l’épaule.

Tyrrell se laissa hisser dans la chambre où il s’affala, avant de regarder ce qui restait de son brick.

Il avait déjà brûlé jusqu’à la ligne de flottaison, impossible de le reconnaître.

— Je suis désolé de ce qui s’est passé, lui dit Keen, et de la manière dont je vous ai traité. Nous y avons échappé de peu. Vous avez perdu votre bâtiment, mais vous avez sauvé le mien.

Tyrrell l’entendait à peine. Il passa son bras sur les épaules d’Adam et répondit sèchement :

— M’est avis que vous et moi, on a tous perdu quelque chose, hein ?

Comme le canot s’approchait de la muraille de l’Achate, les marins s’empressèrent sur les passavants ou grimpèrent dans les haubans pour l’acclamer. Tyrrell leva les yeux.

— Je vous suis très reconnaissant, lui dit Keen.

— Moi aussi.

Tyrrell baissa les yeux sur sa jambe de bois : même son pilon avait commencé à se consumer. Mais pourquoi ruminer le passé ? Si l’Achate n’avait pas été présent au moment de l’attaque, rien de tout cela ne serait arrivé. Il se tourna vers son Vivace bien-aimé, il s’était brisé en deux et dérivait vers les récifs en laissant monter une colonne de vapeur.

Il sentit la main du jeune officier posée sur son bras.

— Un jour, Jethro, nous trouverons une autre occasion.

Tyrrell lui sourit de toutes ses dents :

— C’est bien ce que j’espère, par tous les diables. J’vais pas passer le restant de mes jours à vous surveiller !

 

Keen se tenait près de la table de Bolitho et le regardait, l’air préoccupé. Il avait bien remarqué que Bolitho avait fait semblant de parcourir le journal de bord, mais ses yeux ne bougeaient pour ainsi dire pas. Il lui dit :

— Mr. Mansel, notre commis, vient de m’informer que l’on nous apporte fruits et légumes frais de la ville. Il en arrive à chaque instant, on dirait qu’ils ne savent plus quoi faire pour nous, à présent.

Bolitho effleura les papiers posés sur la table. À présent. Ces mots voulaient tout dire. Il entendait derrière lui Ozzard qui arrivait sur la pointe des pieds pour fermer les fenêtres de poupe avant la nouvelle nuit qui allait s’étendre sur le port. Quelques braises et des étincelles sporadiques marquaient encore l’endroit où le brûlot s’était échoué au milieu des récifs. Dire que, le matin même, il était en train de converser avec le lieutenant Lemoine, dans la forteresse !

Keen savait que Bolitho avait besoin d’être seul, mais ne voulait pas le laisser. Il se souvenait encore du choc qu’il avait lui-même ressenti lorsque le canot avait croché dans les porte-haubans et qu’il avait découvert Allday qui gisait là, comme mort. Et tous ses autres sentiments s’en étaient trouvés effacés, éparpillés au vent comme les cendres du brûlot.

Il était fier de ses hommes, de ce qu’ils avaient réalisé malgré le péril. Il éprouvait une satisfaction intime à ne pas avoir vacillé. Et rien de tout cela ne comptait plus. Allday était une partie de lui-même. En fait, quand on y songeait un peu, la plupart des gens qu’il connaissait et qui comptaient pour lui avaient été influencés ou aidés par le maître d’hôtel de Bolitho.

En semblables circonstances, Allday serait arrivé, il aurait gentiment poussé dehors les visiteurs indésirables, comme faisait son chien lorsqu’il était berger en Cornouailles.

À présent, il était couché dans les propres appartements de Bolitho, un grand trou dans la poitrine. Sa blessure impressionnait le chirurgien, pourtant si taciturne d’ordinaire.

Keen revint à la charge.

— Nous avons fait un certain nombre de prisonniers, amiral. L’équipage du brûlot, quelques soldats à la mission. Ce sont tous des Espagnols de La Guaira. Après ce qui vient de se passer, les Espagnols n’oseront pas faire de nouvelle tentative contre San Felipe. Le monde entier va savoir ce qu’ils viennent de tenter. Et je ne donnerai pas cher de leurs têtes lorsque leur roi sera au courant de leur maladresse.

Bolitho se laissa aller dans son fauteuil et se frotta les yeux. Il sentait encore l’odeur de la fumée, il voyait Allday qui essayait de lui sourire.

— Demain, répondit-d, je ferai un rapport destiné à Sir Hayward Sheaffe – il songeait à Londres, qui devait être bien gris et humide, en septembre. Ensuite, ce sera au Parlement de jouer.

Ses propres mots lui paraissaient dérisoires. Quelle importance avait tout cela ?

— Mais, pour le moment, cela peut attendre.

Il leva brusquement les yeux ; ce n’était que l’équipe de quart qui marchait sur le pont, au-dessus de sa tête.

En dépit de ses antécédents, Tuson était un bon chirurgien. Il l’avait prouvé maintes fois. Pourtant, si seulement…

— Je suis navré pour Jethro Tyrrell, qui a tout perdu.

— Il n’a pas trop mal pris la chose, amiral. Il m’a demandé s’il pouvait vous faire visite.

La porte s’ouvrit et Adam arriva sans faire de bruit.

— Comment va-t-il ? lui demanda Bolitho.

Adam avait envie de le rassurer, mais répondit pourtant :

— Il est toujours inconscient, Mr. Tuson dit qu’il respire avec difficulté – il détourna les yeux. Je lui ai parlé, mais…

Bolitho se leva lentement, il se sentait les membres lourds. On voyait quelques lumières dans Georgetown, il se demanda si les habitants étaient toujours au bord de l’eau, comme pendant le combat. Était-ce pour participer à leurs souffrances, éprouvaient-ils un sentiment de culpabilité ? Il ne savait trop. Et il s’en moquait.

Adam poursuivit :

— Allday et moi, nous avons été faits prisonniers ensemble, commandant – il s’adressait à Keen, mais sans quitter Bolitho des yeux. Plus tard, il m’a dit que c’était la première fois de sa vie qu’il avait subi le fouet. Il avait l’air de le prendre plutôt à la rigolade.

— C’était sans doute le cas, acquiesça Keen.

Bolitho serra les poings. Ils voulaient l’aider, mais cela tombait à plat.

Il dit brusquement :

— Je vais aller le voir. Vous deux, allez donc prendre un peu de repos. Faites soigner votre brûlure, Adam. Sous ces climats…

Mais il ne termina pas sa phrase.

Keen se dirigea vers la porte en disant doucement :

— Entendez-vous ce silence ? Et l’on prétend que les navires sont faits uniquement de bois et de cuivre !

Adam approuva, content de retrouver l’ombre de la poupe. Bolitho lui avait dit de prendre soin de sa brûlure, c’était incroyable.

Bolitho ouvrit la petite porte de communication et entra dans la chambre à coucher. Amarré entre ses corps-morts, le bâtiment était si tranquille que la couchette ne bougeait quasiment pas.

Tuson était en train d’examiner un flacon à la lueur d’une lanterne. Il se retourna en entendant Bolitho arriver.

— Il n’y a pas de changement, amiral.

Cela ressemblait à un reproche.

Bolitho se pencha sur la couchette où il avait passé tant de nuits depuis qu’il avait mis sa marque à bord de l’Achate.

Allday portait de gros bandages, on lui avait incliné la tête sur le côté pour l’aider à respirer. Bolitho lui toucha le front, en essayant de dissimuler son angoisse. Sa peau était glacée, comme s’il était déjà mort.

Tuson lui dit doucement :

— Le coup n’a pas manqué le poumon de beaucoup, amiral. Grâce à Dieu, la lame était propre.

Il voyait la grande ombre de Bolitho se découper sur les membrures. Il ajouta :

— Souhaitez-vous que je reste un peu, amiral ?

— Non – il savait que d’autres blessés attendaient Tuson. Merci.

— Je reviendrai si vous avez besoin de moi, soupira Tuson.

Bolitho le suivit dans la grand-chambre :

— Dites-moi tout.

Tuson enfila sa vareuse bleu marine.

— Je ne le connais pas aussi bien que vous, amiral. Il semble solide, mais c’est une vilaine blessure. La plupart des gens en seraient morts sur le coup. Je suis vraiment désolé.

Lorsque Bolitho releva les yeux, Tuson avait disparu. Il avait regagné les entrailles du vaisseau, son infirmerie et sa solitude.

Ozzard arriva :

— Puis-je faire quelque chose, amiral ?

Bolitho le regardait. Il était si petit, si frêle. Lui aussi avait du mal à supporter le choc.

— Quelle est la boisson favorite d’Allday ?

Les yeux embués d’Ozzard s’éclairèrent :

— Eh bien, c’est le rhum, amiral. Allday aimait bien s’en jeter un petit coup – il leva les mains. Non, je voulais dire : aime bien s’en jeter un, amiral.

Bolitho hocha la tête. C’était bien vrai. Dans les moments de crise et de péril, lorsqu’ils avaient connu une déconvenue ou lorsqu’il fallait célébrer un heureux événement, il offrait à Allday un verre ou deux de cognac. Et dire qu’Allday préférait le rhum…

Il dit doucement :

— Allez en chercher, je vous prie. Et dites au cambusier de vous donner ce qu’il a de meilleur.

Il était assis sur le rebord de la couchette et avait gardé la porte entrouverte pour laisser passer un peu d’air, lorsque Ozzard revint avec un pichet de cuivre. Dans la chaleur ambiante, l’odeur du rhum lui faisait tourner la tête.

Bolitho essayait de se concentrer sur ce qu’il avait à faire le lendemain, sur les affaires courantes du bâtiment, sur le sort futur de Tyrrell. Mais il revoyait aussi le visage de Belinda au moment de leurs derniers adieux. Il l’entendait encore dire à Allday de veiller sur lui et sur Adam.

Il entendit le son étouffé d’un sifflet, le bruit de pieds nus, on envoyait la bordée de quart exécuter quelque tâche.

Et toutes ces campagnes qu’ils avaient faites ensemble. L’année précédente encore, lorsqu’ils avaient été capturés par les Français, et Allday qui avait porté John Neale mourant dans ses bras, c’était sa force et cette confiance en lui qui les avaient sauvés et leur avaient donné du courage.

Il se souvenait de sa jeunesse, de ses années d’aspirant puis d’enseigne, lorsqu’il croyait sincèrement que l’amiral, dans ses appartements, était au-delà de toute douleur, au-dessus du doute.

Bolitho entendit le crincrin d’un violon : cela venait de l’avant, il s’imaginait les hommes qui n’étaient pas de quart et qui profitaient de la fraîcheur du soir.

Il se regarda dans le miroir accroché au-dessus du petit bureau, détourna les yeux. « A quoi cela t’avance-t-d d’être amiral, à présent ? »

Il prit un mouchoir propre, le trempa dans un verre de rhum, puis, avec les plus grandes précautions, en humecta tout doucement les lèvres d’Allday.

— Allez, mon vieux…

Il se mordit la lèvre, le rhum dégoulinait lentement sur son menton. Il y avait une grosse tache rouge au centre du pansement. Bolitho dut se retenir pour ne pas appeler le factionnaire et lui demander d’aller chercher le chirurgien. Allday menait son combat, il serait cruel de le faire souffrir davantage.

Il regardait sa bonne figure. Il semblait vieilli ; ce constat le fit se lever. Il était trop secoué pour accepter ce qui arrivait, et il n’avait pourtant aucune envie de le partager avec d’autres.

Serrant les poings, il laissa ses yeux hagards errer dans la petite chambre. Il se sentait comme un animal pris au piège, impuissant. À demi inconscient de ce qu’il faisait, il porta le verre à ses lèvres et avala le rhum. Le feu de l’alcool le fit tousser et presque vomir.

Il attendit que sa respiration eût repris son rythme normal. Voyant apparaître l’ombre d’Ozzard dans la porte, il lui dit, d’une voix qu’il reconnut à peine :

— Transmettez mes compliments au chirurgien…

Ozzard eut l’air de rapetisser encore en entendant Bolitho.

— J’y vais de suite, amiral !

Bolitho se retourna en sentant qu’Allday remuait les mains sur le rebord de sa couchette.

— Oui, je suis là !

Il prit sa main dans les siennes et contempla avidement le visage d’Allday. Il fronçait les sourcils, comme s’il essayait de se souvenir de quelque chose. Sa main était aussi faible que celle d’un enfant.

— Calmez-vous, lui dit doucement Bolitho, tenez bon.

Il serra plus fort, mais il n’y eut pas de réaction.

Puis Allday ouvrit les yeux, le regarda pendant de longues minutes, mais on aurait dit qu’il ne le reconnaissait pas. Lorsqu’il commença enfin à parler, sa voix était si faible que Bolitho dut coller son oreille contre son visage.

— Mais amiral, vous n’aimez pas le rhum ! murmura Allday, vous n’avez jamais aimé ça !

— C’est vrai, répondit Bolitho en acquiesçant.

Il avait envie de dire quelque chose, de l’aider, mais les mots ne sortaient pas.

On entendit soudain des portes s’ouvrir à la volée, des bruits de pas dans la descente. Tuson, Keen et Adam dans la foulée firent irruption dans la chambre.

Le chirurgien posa la main sur la poitrine d’Allday sans se soucier du sang qui souillait sa manche.

— La respiration est meilleure – il renifla un grand coup. Ça sent le rhum, ici ?

Allday voyait tout dans un brouillard, mais il voulait absolument parler, rassurer Bolitho à tout prix.

— J’m’en jetterais bien un p’tit, amiral.

Tuson s’écarta un peu et, l’air grave, observa l’amiral qui posait la main sur la tête de son maître d’hôtel, approchait le verre de rhum de ses lèvres. Il savait que, dût-il vivre encore mille ans, il n’oublierait jamais ce spectacle.

— Laissez-le, ordonna-t-il.

Bolitho prit un bol et se versa un peu d’eau sur le front. Il essayait de se préparer à rejoindre les autres dans la grand-chambre.

— Ne vous souciez pas d’eux, amiral, lui dit doucement Tuson, qui se surprenait lui-même de s’adresser à son amiral de cette façon, cela ne leur fera pas de mal de voir que, vous aussi, vous éprouvez des sentiments. Que vous êtes un homme comme les autres.

Bolitho jeta un dernier coup d’œil à Allday, il paraissait calme.

— Merci, répondit-il au chirurgien. Vous ne saurez jamais…

Il quitta la chambre pour aller retrouver les autres.

Tuson regarda le pichet de rhum sur la commode et fit la grimace. Allday aurait dû être mort à cette heure, c’est ce que lui disait sa longue expérience. Il se pencha pour sentir les pansements souillés de sang.

Mais il abandonna bientôt son maintien sévère et ne put réprimer un sourire. M’en jetterais bien un p’tit.

Ils se tenaient tous dans la grand-chambre, debout ou assis, dans le plus grand silence. Ozzard servit du vin.

Keen leva son verre :

— Aux heureux élus, amiral.

Bolitho regardait dans le vague. Il n’y avait pas meilleure intention pour un toast.

 

Honneur aux braves
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